AVEC WILLIAM BURROUGHS - NOTRE AGENT AU BUNKER
Victor Bockis
(Editions Denoël)
Traduction : Isabelle Aubert-Baudron
Peter Beard, Nicolas Roeg and William Burroughs at Victor Bockris' flat after their conversations. Photo by Bobby Grossman
Dîner avec Nicolas Roeg, Lou Reed, Bockris-Wylie et Cérard Malanga: New York 1978
BURROUGHS (parlant du livre de Graham Greene, "Le Rocher de Brighton"): C'est un très bon livre. II a un profil étrange. II dit soudain que vous êtes un mauvais catholique. C'est un très bon livre.
NICOLAS ROEG: Je suis très intéressé par le fait que tu aimes "Le Rocher de Brighton". C'est un livre négligé en littérature. Levez le doigt ceux qui connaissent "Le Rocher de Brighton"? Excellent! Vous êtes les premiers de la classe. Et vous le resterez jusqu'à ce que je vienne vous trouver.
BOCKRIS: De quoi cela parle-t-il?
BURROUGHS : C'est sur des garçons. Des garçooonnns de dix-sept ans. Avec des lames de rasoir attachées à leurs gantelets ou quelque chose de ce genre. Je ne me suis jamais vraiment branché dans ce truc de lames de rasoir... Connaissez-vous un écrivain qui s'appelait Denton Welch?
ROEG: Qui était-ce ?
BURROUGHS: C'était un genre de punk original et son père l'appela Punky. II se promenait a bicyclette quand il avait vingt ans, et un con fini le heurta et l'estropia pour le restant de ses jours. II mourut à l'âge de trente-trois ans après avoir écrit quatre livres excellents. C'était un grand écrivain, très talentueux.
ROEG::<< Punk>> est un mot très intéressant. C'est un vieux mot anglais. Shakespeare l'utilisait et, a l'origine, il voulait dire << prostitué >>. En fait, il était souvent employé dans les films des années 40. Je crois qu'il doit avoir eu différentes connotations en Amérique. J'adore les différentes subtilités qu'offrent les langues. Les Américains sont capables d'abréger le langage et le rendent beaucoup plus précis. Quand nous disons << lift >>, vous dites <<elevator >>, quand vous dites <<automobile >>, nous disons << car >>.
Lou Reed est entré avec son amie chinoise et quelques guitaristes, il s'est assis et s'est lancé immédiatement dans une joyeuse attaque. II a dit à Burroughs qu'il avait lu Kerouac, son essai remarquable paru dans High Times, et lui a demande pourquoi il n'écrivait pas plus de choses de ce genre.
BURROUGHS: J'écris beaucoup.
Reed se demandait si Bill avait écrit d'autres livres narratifs avec un récit classique depuis "Junky".
BURROUGHS: Certainement, certainement. "Les Derniers Mots de Dutch Schultz", par exemple. Et mon nouveau roman, "Cités des Nuit Ecarlates" est d'un genre tout-à-fait classique.
Je me levai, traversai la pièce et revins avec un exemplaire des "Derniers Mots de Dutch Schultz". Reed demanda si c'était un opéra.
BURROUGHS: Non, mon vieux, non. Tu ne connais pas les "Derniers Mots de Dutch Schultz"? Tu ne connais manifestement pas. II avait un secrétaire à ses cotés à l'hôpital qui notait tout ce qu'il disait. Les flics étaient assis autour et lui posaient des questions, envoyant chercher des sandwiches; ça a dure 24 heures. II disait des choses du genre, << A boy has never wept nor dashed a thousand kim >>, et les flics disaient << Allez, arrête tes salades Qui t'a tire dessus? >, Incroyable! Gertrude Stein a dit qu'il la surpassait. Gertrude aimait beaucoup Dutch Schultz.
BOCKRlS Sais-tu où se trouve Genet actuellement?
BURROUGHS: Personne ne le sait. Les gens qui le connaissent ne semblent pas savoir précisément où il se trouve. Brion le connaît très bien. Je pense qu'il est l'une des personnes les plus charmantes que j'aie jamais rencontrées. Très perceptif et extrêmement intelligent. Bien que son anglais soit inexistant et mon français très pauvre, nous n'avons jamais eu la moindre difficulté à communiquer. Cela peut être désastreux. Vous prenez le type du véritable intellectuel français comme Sartre, le fait que je ne parle pas français couperait court à toute discussion.
BOCKRIS-WYLIE: Où as-tu rencontre Genet?
BURROUGHS: Je l'ai rencontre à Chicago, à la convention.
BOCKRIS-WYLIE: A quoi ressemblait-il? Qu'est-ce qu'il portait?
BURROUGHS: II portait un pantalon de velours côtelé et un vieux veston usage, pas de cravate. D'abord, c'est quelqu'un de tout-à-fait subtil, sincère et loyal. Genet est intensément présent . Quand les gens furent chassés de Lincoln Park, il y avait, juste derrière Genet, un flic avec une matraque et Genet se retourna et lui dit comme ça: << Je suis un vieillard >>, et le type tourna les talons sans le frapper. Comme il y en avait d'autres qui s'approchaient, il entra dans un appartement au hasard, frappa a une porte et quelqu'un demanda: << Qui est là? >> Il répondit: << Monsieur Genet ! >> Le type ouvrit la porte et, comme par hasard, il écrivait une thèse sur Genet.
BOCKRIS-WYLIE: Quelles sont tes impressions sur Cocteau? Sur Proust?
BURROUGHS: Je pense que Proust est un très grand écrivain. Beaucoup plus important que Cocteau ou Gide. Quand j'étais a l'hôpital militaire en instance de réforme, il m'a fallu quatre mois pour en venir a bout, à cause de la bureaucratie, si bien que j'ai eu le temps de lire "A la recherche du temps perdu" du début jusqu'à la fin. C'est un ouvrage tout-à-fait remarquable. Cocteau apparaît comme un poseur de second ordre à côté de son travail considérable. Et Gide, comme une vieille folle maniérée.
BOCKRIS: Si je ne me trompe, tu as rencontré Céline peu de temps avant sa mort?
BURROUGHS: Cette expedition pour voir a été organisée en 1958 par Allen Ginsberg qui avait eu son adresse par quelqu'un. C'était à Meudon, de l'autre cote de la Seine exactement. Nous avons fini par trouver un bus qui nous a déposés à un carrefour indiquant de nombreuses directions: ".. Tout droit, messieurs... " (1). Nous avons marché pendant cinq cents mètres dans ce voisinage de banlieue en pente, petites maisons minables recouvertes de crépi effrité - cela ressemblait un peu aux faubourgs de Los Angeles - et soudain nous avons entendu une cacophonie de chiens qui aboyaient. Des gros chiens, vous pouviez le deviner d'après les aboiements. << Ca doit être là >>, a dit Allen. Céline est arrivé en criant après ses chiens, puis il a fait quelques pas dans l'allée et nous a fait signe d'entrer. II semblait content de nous voir et manifestement nous étions attendus. Nous nous sommes assis à une table dans une cour pavée à l'arrière d'une maison de deux étages et sa femme, qui enseignait la danse - elle avait une petite école de danse - a apporte du café.
Céline ressemblait exactement à ce a quoi nous nous attendions. II portait un costume foncé, enveloppé d'écharpes et de châles. De temps en temps on entendait les chiens, enfermés dans un terrain clôturé derrière la villa, qui hurlaient et aboyaient. Allen demanda s'ils avaient jamais tué quelqu'un et Céline répondit: << Non je les garde juste pour le bruit. >> Allen lui donna quelques livres, Howl, quelques poèmes de Gregory Corso et mon livre "Junky". Céline jeta un regard négligent sur les livres et les mit de côté de façon évidente. II n'avait manifestement pas l'intention de perdre son temps. Il était assis là dehors, à Meudon. Céline pensait qu'il était le plus grand écrivain français, et personne ne faisait attention a lui. Alors vous comprenez, il y avait quelqu'un qui venait le voir... II ignorait totalement qui nous étions.
Allen lui demanda ce qu'il pensait de Beckett, Genet, Sartre, Simone de Beauvoir, Henri Michaux, tous les noms qui lui passaient par la tête. II agitait sa main fine veinée de bleu en signe de rejet: << Chaque année il y a un nouveau poisson dans l'étang de la littérature.
<< Ce n'est rien, ce n'est rien, ce n'est rien, disait-il en parlant d'eux.
- Êtes-vous bon docteur? demanda Allen.
- Ma foi... je me défends >>, répondit-il.
Était-il en bons termes avec ses voisins? Non, bien sur.
<< J'emmène mes chiens au village à cause des juifs. Le receveur des postes détruit mon courrier. Le pharmacien n'exécute pas mes ordonnances... >> Les aboiements des chiens ponctuaient ses paroles.
Nous nous sommes carrément attaqués à un roman de Céline. Et il nous a dit combien les Danois étaient salauds. Ensuite une histoire sur un débarquement de bateau pendant la guerre; le bateau avait été torpillé et les passagers étaient hystériques, alors Céline les mit tous en rang et leur injecta à chacun une bonne dose de morphine; ils devinrent tous malades et vomirent partout sur le bateau.
De l'allée, il nous fit au revoir de la main tandis que les chiens grondaient et sautaient contre la barrière.
BOCKRIS: Qui d'autre lis-tu?
BURROUGHS: Un écrivain que je lis et relis constamment est Conrad. J'ai pratiquement tout lu de lui. II a en quelque sorte le même don de transmutation que Genet. Genet parle de gens qui sont ennuyeux et très quelconques. La même chose avec Conrad. Les gens qu'1l fréquente n'ont rien de spécial mais c'est la vision qu'il a d'eux qui les transforme. Ses romans sont écrits avec grand soin.
BOCKRIS: Y a-t-il quelqu'un en particulier qui ait influence ton oeuvre?
BURROUGHS: Je dirais que Rimbaud m'a influencé bien que je sois plus un romancier qu'un poète. J'ai été aussi beaucoup influence par Baudelaire et Saint-John Perse, qui de son cote était très influence par Rimbaud. A vrai dire j'ai découpé des pages de Rimbaud et j'en ai utilise une partie dans mon travail. On pourrait retrouver son influence dans n'importe quel passage imagé ou poétique de mon travail.
MALANGA: Êtes-vous très critique envers vous-même ou critique envers les autres?
BURROUGHS: Je suis certainement très critique envers moi-même. Je suis critique envers mon travail. Et j'écris beaucoup. Sinclair Lewis a dit que quand vous venez d'écrire quelque chose que vous trouvez entièrement génial, si vous ne pouvez attendre pour le publier ou pour le montrer à quelqu'un, jetez-le. Et j'ai constaté que c'était tout-à-fait exact. Déchirez-le en petits morceaux et balancez-le dans la poubelle de quelqu'un d'autre. C'est terrible.
MALANGA: Avez-vous beaucoup de secrets?
BURROUGHS: Je dirais que je n'ai pas de secret. Dans le film <<Le Septième Sceau>>, l'homme demande à la mort: << Quels sont tes secrets?>> La Mort répond: << Je n'ai pas de secret. >> Aucun écrivain n'a de secret. Tout est dans son travail.
MALANGA: Dans un article de votre fils paru dans Esquire, vous étiez cité comme disant: <<Tout passé est fiction. >> Peut-être pourriez-vous développer cela davantage.
BURROUGHS: Certainement. Nous pensons au passé comme à quelque chose qui vient juste d'arriver, d'accord? Par conséquent c'est réel; mais rien ne pourrait être plus éloigné de la vérité. Nous sommes en train d'enregistrer cette conversation. Maintenant, supposez que, dans dix ans vous manipuliez les enregistrements et les modifiiez çà et là, après ma mort. Qui pourrait dire que ce n'est pas l'enregistrement actuel? Le passé est une chose qui peut être modifiée comme bon vous semble. (Burroughs désigne les deux Sonycorders l'un en face de l'autre, qui enregistrent le dîner.) La seule évidence que cette conversation se soit jamais tenue ici est l'enregistrement, et si ces enregistrements étaient falsifies alors ce serait le seul fait enregistré. Le passé n'existe qu'en fonction des documents qu'on en a, d'accord? II n'y a pas de fait. Nous ne savons pas quelle est dans l'histoire la part de fiction. II y avait un jeune homme qui s'appelait Peter Webber. II est mort à Paris, je crois, en 1956. Ses papiers me sont tombés entre les mains, tout-à-fait par hasard. J'entrepris de reconstituer les circonstances de sa mort. J'ai parlé à son amie. Je me suis adressé à toutes sortes de gens. De chaque côté j'avais une version différente. II était mort à son hôtel. II était mort dans cet autre hôtel. II était mort d'une O.D. d'héroïne. II était mort de manque d'héroïne. II était mort d'une tumeur au cerveau. Soit les gens mentaient, soit ils dissimulaient quelque chose; c'était un véritable Rashomon (en référence au film japonais dans lequel chacun donne une version différente de l'histoire; même le mort, dont ils évoquent l'esprit avec un médium, raconte une histoire complètement différente) ou alors ils s'étaient simplement embrouillés. Cette investigation fut entreprise deux ans après sa mort. Maintenant imaginez l'imprécision de quelque chose qui s'est passé il y a cent ans. Le passé est en grande partie une fabrication des vivants. Et l'histoire n'est qu'un ballot d'inventions - Vous voyez, à part ce qui se trouve sur ces machines, il n'existe aucun enregistrement de cette conversation ni de ce qui vient de se dire ici. Si les enregistrements étaient perdus ou s'ils étaient mis en contact avec un aimant et étaient effacés, il n'y aurait aucun enregistrement. Alors, quels étaient les faits réels? Qu'est-ce qui s'est vraiment dit ici? II n'y a pas de fait réel.
MALANGA: La perception extrasensorielle vous a-t-elle aidé dans votre écriture?
BURROUGHS: Oui, je pense que tous les écrivains sont réellement concernés par ce domaine. Si vous n'êtes pas dans une certaine mesure télépathe alors vous ne pouvez pas être écrivain, en tous cas pas romancier, car un romancier doit être capable de pénétrer dans l'esprit de quelqu'un d'autre et d'y voir l'expérience ainsi que ce que la personne ressent. Je pense que la télépathie, loin d'être une capacité spéciale réservée à quelques rares privilégiés, est tout-à-fait répandue et utilisée dans toutes les démarches de la vie courante. Regardez deux maquignons, vous pouvez voir la façon dont les prix s'établissent... " Je ne monterai pas au-dessus de... je ne descendrai pas au-dessous de... " Les joueurs de cartes se piquent de la capacité qu'ils ont de bloquer la télépathie, le << poker face >>. Quiconque est bon en quoi que ce soit utilise la perception extrasensorielle
Interrompant encore Bill, Lou lui demanda lequel de ses livres il préférait.
BURROUGHS: II est bien connu que les auteurs sont mauvais juges de leur propre travail. Je ne sais pas vraiment...
Reed prétendit qu'il était sorti acheter "Le Festin Nu" dès sa publication. II demanda ensuite ce que pensait Burroughs de "City of the Night" de John Rechy et de "Last Exit to Brooklyn" d'Hubert Selby, ajoutant que ces deux livres n'auraient pas pu être écrits sans le travail de Burroughs.
BURROUGHS: J'admire beaucoup "Last Exit to Brooklyn", Vous pouvez voir la quantité de temps passé à la composition de ce livre. Il a fallu sept ans pour l'écrire. Et j'aime aussi beaucoup le travail de Rechy. Nous l'avons rencontre à L.A.. Je l'ai trouvé vraiment charmant. Nous n'avons passé qu'une demi-heure en sa compagnie.
Reed demanda si Rechy avait lu Burroughs.
BURROUGHS: Je ne le lui ai pas demandé.
Changeant radicalement de tactique, Lou dit qu'il avait entendu dire que Burroughs s'était coupé l'orteil pour éviter la conscription.
BURROUGHS (gloussant): Je préférerais ni confirmer ni démentir aucune de ces affirmations.
Lou voulut ensuite savoir pourquoi Bill avait utilisé le nom de William Lee pour Junky.
BURROUGHS : Parce que mes parents étaient encore vivants et je ne voulais pas que cela les dérange.
Reed demanda si les parents de Burroughs lisaient.
BURROUGHS: C'est possible.
Reed dit à Bill qu'il avait le sentiment que "Junky" était son livre le plus important en raison de la façon dont il dit les choses qui n'avaient jamais été dites auparavant avec autant de franchise. Reed demanda ensuite à Bill s'il lui cassait les pieds.
BURROUGHS : (fixant la table des yeux, l'air décontenancé): Hein ?
1. En français dans le texte.
2 " Pokerface" : visage qui dissimule toute émotion. (N.d.T.)