© Isabelle AUBERT-BAUDRON
Simone est suivie en psychiatrie
depuis les années cinquante. Venant de N. ou elle avait été hospitalisée une
dizaine d'années, elle est arrivée à. T. à. l'ouverture de l'hôpital pour
pouvoir se rapprocher de sa famille. Elle a donc vécu de l'intérieur
l'évolution de la psychiatrie depuis une trentaine d'années. Elle a bien voulu
répondre à nos questions pour Objectifs et nous donner son point de vue sur les
divers hôpitaux qu'elle a connus et les différentes méthodes de soins qu'elle y
a subies.
Simone : Ici, c'est mieux
qu'a. N., on a la liberté.
Objectifs: C'était fermé, là-bas,
à N. ?
S.: Oh ! Oui, on ne sortait
qu'avec une infirmière
O.: Jamais vous ne sortiez
toute seule ?
S.: Non, non, les portes
étaient barrées.
O.: C'étaient des services
de combien de personnes à peu près ?
S.: Ah ça ! Je ne saurais
pas vous dire. C'était un grand service, mais par contre les gens qui étaient
hospitalisés dans mon service étaient bien, quoi ! Tout le monde n'était pas
mélangé comme ici. Il y avait plusieurs pavillons. Les incurables, on ne les
voyait pas. C'était au 5. On était choisies, on était toutes bien. On avait des
roulements de vaisselle. On ne la faisait pas toutes les semaines.
O.: Vous ne faisiez pas la
vaisselle tous les jours comme ici ?
S.: Non, une semaine on
faisait la vaisselle, l'autre semaine on débarrassait les tables, on allait
chercher le café à la cuisine le matin, on se relayait, on était nombreuses
aussi. N., c'est plus grand qu'ici.
O..: Est-ce que vous
touchiez un pécule a N.?
S.: Oui, on en touchait. Je
brodais aussi. On embauchait à 2 heures pour finir à 6 heures et on travaillait
aussi le matin. Les heures, je ne m'en souviens plus.
O.: Vous étiez occupée une
bonne partie de la journée ?
S.: Oh oui. Mais j'étais en
meilleure santé, maintenant j'ai de l'arthrose, ça handicape.
O.: Aviez-vous des
entretiens avec le médecin ?
S.: Non, nous n'avions pas
de réunion, qu'avec des jeunes. Je n'ai jamais vu de médecin. J'avais vu le
docteur T. mais quand il est mort, le docteur W. est venu. Il ne m'a pas
appelée. Jamais nous n'avions de réunion avec lui.
O.: Et ici, est-ce que le
docteur vous appelle dans son bureau ? Avez-vous des entretiens avec lui?
S.: Pas vraiment. Seulement
quand je veux partir.
O.: Vous demandez à le voir
et vous lui expliquez les conditions dans lesquelles vous sortez ?
S.: Oui. On m'a dit ce matin
qu'il voulait bien que je parte. Quant aux conditions, il a dit qu'on en
reparlerait. Moi je suis d'accord, mais s'il veut me faire revenir ici une fois
par semaine, moi je ne veux pas. Je préfère que les infirmières viennent me
voir plus souvent.
O.: Mais vous irez peut-être
à la Clairière ?
S.: Oh, non, non ! C'est
trop loin. C'est là que je piétine. C'est une trop longue marche. Déjà quand je
vais à la Coop ou à la Caisse d'Epargne ou au marché, c'est trop loin.
O.: Est-ce que vous aviez
une pension a N. ?
S.: Non.
O.: C'est en arrivant ici
que vous en avez eu une ?
S.: En arrivant ici, je me
suis mise à travailler à l'extérieur. Je faisais des heures de ménage.
O. : Mais à ce moment-là
vous touchiez une pension ?
S.: Non.
O.: Et la pension que vous
avez maintenant, c'est une pension pour adultes handicapés ?
S. : Je ne sais pas,
mais je n'ai pas de carte d'adulte handicapé, tandis que R. a une carte de
handicapé.
O.: Je sais qu'il y a deux
sortes de pension : pour adulte handicapé et la pension d'invalidité.
S.: C'est la pension
d'invalidité que j'ai.
O.: Et vous touchez combien
par mois, en gros ?
S.: Ah ! Je ne peux pas vous
dire.
O.: Vous ne savez pas si
c'est autour de 1000 ou 2000 francs ?
S : Non.
O. : Mais pour en revenir à
N., vous sortiez en promenade quelquefois ? Comment ça se passait quand vous
vouliez aller faire des courses, par exemple ?
S.: Quand on voulait aller
faire des courses, on sortait avec une infirmière et trois pensionnaires
O.: Et vous êtes restée combien de temps à N. ?
S.: Une dizaine d'années. Je
venais de l'Oise, du plus grand centre psychiatrique d'Europe. J'habitais dans
la Seine et Marne et je suis allée là-bas. C'était une ville de malades, il y
avait une grande boulangerie à l'intérieur, des grandes portes noires, des
barreaux aux fenêtres, des camisoles de force, des maillots de corps, des
chaînes. Moi, je n'ai jamais eu tout ça, je n'étais pas méchante. Il y avait
des maillots complets. Vous connaissez ça, non ?
O.: Non.
S.: Le maillot complet, on
attache les bras au lit et les jambes au lit pour qu'on ne donne pas de coup de
pied.
O.: Tout ça n'existe plus
maintenant. Il n'y avait pas les mêmes médicaments qu'aujourd'hui aussi.
S.: Ça commençait juste, en 1955.
O.: C'est en 1955 que vous
avez été hospitalisée pour la première fois ?
S.: Là-bas, oui. Sinon je
suis allée à Avrillé, près d'Angers. Ils m'ont fait des électrochocs.
O.: Et qu'est-ce que ça vous
a fait ?
S. Ça faisait de l'effet un
mois, puis je rechutais. Ensuite, mon mari m'a dit, "On va te faire
hospitaliser à Clairmont". Et à Clairmont, il paraît qu'ils ont dit que je n'aurais jamais
dû avoir d'électrochocs.
O.: Et à Clairmont,
vous y étés restée combien de temps ?
S.: De 1955 à ... je ne me
souviens plus. Plusieurs années. Mon mari, au début, il me sortait. Et puis
après, il m'a laissée à l'hôpital psy. On n'a pas divorcé, c'est pour ça que je
porte toujours mon alliance. On est encore mariés. Il est en retraite
maintenant.
O.: Vous n'avez pas de
nouvelles de lui ?
S.: Non. J'en avais par ma
fille, mais ma fille est morte maintenant. Je suis tombée malade à 23, 24 ans.
Mes enfants étaient tout petits. Danièle se souvenait de moi. Je prenais ma
fille. Mon fils, j'allais le voir toutes les semaines, mais il n'a pas
souvenance de moi. Il était trop petit.
O.: Et lui, où est-ce qu'il
était ?
S.: Chez ma belle-mère, dans
la famille.
O. Et quand vous êtes venue
ici, de N., qu'est-ce qu'on vous a dit ?
S.: Que c'était pour me
rapprocher de ma famille. Et T. c'est ma dernière escale.
O.: Ici, finalement, vous
avez une maison ?
S.: Oui, c'est bien, mais si
j'arrive à couvrir tous mes frais. Je me fais installer le téléphone.
O.: Et s'il y avait des
améliorations à apporter ici, lesquelles souhaiteriez-vous ?
S.: Que tous les malades ne
soient pas mélangés.
O.: Vous trouvez que c'est
un inconvénient ?
S.: Oh, oui ! Parce
qu'Untel, j'en ai peur.
O. Vous supportez mal les
violences, les bagarres ?
S. : Oh, oui ! Quand Untel
pousse ses colères, j'en ai peur. Je n'avais jamais vu ça ailleurs. Il serait
en cellule ou attaché. Vous n'en avez pas peur, vous ?
O.: Si, ça m'arrive.
S. : Tiens ! Mais il y a
aussi des gens qui sont gentils, comme madame B. Elle est gentille, cette
femme-là. Elle va bientôt partir, elle aussi. Elle reviendra pour ses piqûres.
O.: Et ici, qu'est-ce que
vous faites ? Vous participez au restaurant ?
S.: Oui, ça me plaît, ça.
O : Voyez-vous d'autres
améliorations à part ça ? Vous parliez du pécule, l'autre jour, à la réunion,
vous auriez souhaité avoir un pécule le dimanche et les jours de fête pour la
vaisselle.
S.: Oui, ça vous pouvez le
dire. Et d'ailleurs, il n'y a pas que moi qui le dis.
O.: Sinon comme activité,
qu'est-ce que vous aimeriez faire ?
S.: Oh ! Maintenant je vais
partir. Autrement, ce serait la couture. Sinon, l'encadrement, c'est une
affaire d'homme, ça, je trouve. Et les puzzles, ce n'est pas si facile, un vrai
casse-tête chinois. C'est vrai, hein ! Et le dessin, je ne fais pas des choses
extraordinaires. Je n'ai que mon certificat d'études. Il y a un véritable
artiste peintre en dessous. C'est beau, ce qu'il fait. Tout ce qu'il fait, on
voit que c'est un peintre.
O.: Voyez-vous autre chose à
dire ?
S.: Non, c'est tout. Moi, je
suis très sensible, aux contrariétés comme aux joies. Une petite joie, c'est
une grande joie pour moi, et une petite contrariété s'en est une grande.
O.: Voyez-vous autre chose à
rajouter ?
S.: Non.
O.: Je vous remercie de cet
entretien, Simone. Vous aurez le prochain Objectifs gratuitement puisque vous y
avez participé. Si vous êtes chez vous quand il sortira, nous vous l'enverrons.
Propos recueillis par
Isabelle Baudron
Suite: Interview de Michel Foucault : Histoire de la Folie et explication du texte